Le poème soumis à notre étude, originairement publié dans la revue du Parnasse Contemporain puis dans le
recueil Poésie, s’intitule
« Brise Marine, » un poème qui sera pour son auteur, Stéphane
Mallarmé, la « suprême concession au lyrisme qu’il achevait de tuer en lui »
(Michaud) : il est le poème de la fatigue et du découragement, et son
thème baudelairien, le voyage, est mis en écrit très clairement, exprimant,
selon les mots de l’auteur, « ce désir inexpliqué qui nous prend parfois
de quitter ceux qui nous sont chers et de partir. »
Brise
marine
La chair est
triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir
! Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi
l'écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins
reflétés par les yeux
Ne retiendra ce
cœur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté
déserte de ma lampe
Sur le vide papier
que la blancheur défend
Et ni la jeune femme
allaitant son enfant.
Je partirai !
Steamer balançant ta mâture,
Lève l'ancre pour
une exotique nature !
Un Ennui, désolé
par les cruels espoirs,
Croit encore à
l'adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les
mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux
qu'un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts,
sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon coeur,
entends le chant des matelots !
Mais ce texte, composé de 16 vers en rimes plates, en nous montrant un
voyage rêvé, sans réconciliation possible ni vrai départ, s’élance peut-être de
ce ton lyrique vers la métaphore d’une dangereuse inspiration, jusqu’à une
lecture symbolique qui reprendra les grands symboles du poète et de son
époque : la mer, l’azur qui comme chez Baudelaire seront le même idéal, le
même au-delà poétique : la Beauté.
On pourra aussi suivre la voie de l’antithèse : cet idéal vague et
futur avec le présent qui se clôt sur lui-même.
I. Le mal de la Vie
a) Un constat lucide et irrémédiable
- Le premier vers constate la finitude des deux aspects du présent :
la chair (corps) et les livres (l’esprit). Ces deux symboles s’opposeront
bientôt à la « mer, » « l’écume » et aux
« cieux. » Ce vers n’est pas Mallarméen, on sent l’influence d’un
Baudelaire auquel il s’appliquerait davantage (« La chair est
triste »).
- « L’ennui » du vers 11 reprend le constat du présent,
mais lui donne, au-delà des domaines de la « chair » et du
« livre, » une portée métaphysique : l’ennui, chez Mallarmé, de
la vie terrestre, qu’il a déjà écrit dans l’azur, où le poète décide de
renoncer à la poésie et cherche un refuge parmi les hommes. Mais il ne peut
échapper à l’azur… Et bien qu’on ait ici la même souffrance, les « cruels
espoirs, » le poète ici ne cherche pas la foule, ni l’homme, mais autre
chose. La fuite se dirige ailleurs. Y parviendra-t-elle ?
b) Le poète ne sera pas retenu par son monde
- La première opposition du vers 1, chair et livre, se développe le
long des vers 4 à 8 : rien ne saura retenir le cœur (métaphore du
navire = son cœur, son désir, voguent déjà), ni les « jardins »
du vers 4 (symbole de la vie naturelle, la chair), ni la « jeune femme allaitant »
du vers 8 (celle du poète, Marie, qui allaitait
sa fille Geneviève, née en 1864), ni la clarté de la lampe du vers 6
(symbole du livre, de l’esprit, qui évoque les nuits d’impuissance du poète,
vers 7). Cette lampe sera encore plus forte, puisque sa « clarté
déserte » sur le « vide papier » symbolisera mieux que tout
autre chose la désolation du vers 11.
II. L’espoir trompé ?
a) La détermination de partir
- Le vers 2 nous donne le thème du poème, et manifeste le caractère
impérieux de l’appel, grâce au point d’exclamation qui sera repris au vers 9,
quand le poète marque enfin sa conviction et s’exclame : « Je
partirai ! » comme déterminé par son intuition — « Je sens que
des oiseaux sont ivres » — et comme s’il essayait de s’en convaincre.
- L’ennui, sous lequel se cache le poète, qui « croit encore à
l'adieu suprême des mouchoirs ! » (vers 12) malgré cette évocation
concrète du départ, se sait pourtant « désolé par les cruels
espoirs » (vers 11).
- On remarquera que « fuir ! » (vers 2) et « Je
partirai ! » (vers 9) mettent l’accent sur le lieu qu’on quitte, non
celui où l’on va. Le poète sait-il déjà que sa détermination est affectée, bien
qu’il parlera de « l’écume inconnue, » des « cieux » ou d’une
« exotique nature. »
b) La retombée et le dernier vers
- Dès le vers 13, le poète et sa détermination prennent peur de
l’inconnu et imaginent le désastre. La métonymie « mâts, » tout en
donnant une vision plus concrète du « steamer, » préfigure sa
dislocation finale, au vers 15 et permet à l’auteur de l’associer à l’idée
moins visuelle du naufrage, suggérant le danger de l’inconnu, de l’ailleurs.
- Le dernier vers, aux
relents de Baudelaire (Parfum Exotique), pourtant recèle une beauté
particulière. Son « Mais » seul nous permet de comprendre que le
poète ne partira pas, mais « entends le chant des matelots ! »
Faut-il comprendre l’impératif « entends » comme un « tu
entends » à valeur affirmative ? Dans ce sens, le poète veut-il ou
non que son désir entende ce chant ? Ce vers exprime-t-il une
réconciliation, une résignation ? Il est certain qu’il a une valeur
générale : il exprime la nostalgie vers « autre chose. »
Friedrich, Die Lebensstuffen, 1835 |
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