Correspondance
inédite de Stéphane Mallarmé et Henry Roujon
Recueillie et commentée* par Mme C.
Lefèvre-Roujon
*Lettres ici seules de
Mallarmé, sans commentaires
Son
fils Anatole et la mort
Valvins
Mon bon ami,
Je n’ose point donner de nouvelles parce qu’il
y a des minutes, dans ce combat contre la vie et la mort que soutient notre pauvre
petit adoré, où j’espère, et me repend d’une lettre trop triste écrite
l’instant d’avant, comme de quelque courrier de malheur par moi-même dépêché.
Je ne sais plus et ne vois plus rien, du reste, tant j’ai observé avec des
émotions contraires. Le médecin, tout en suivant le traitement de Paris, paraît
agir comme avec un malade condamné qu’on soulage ; et s’obstine, quand je
le poursuis au départ, à ne pas laisser une lueur d’espoir. Le chéri mange et
dort un peu ; respire. Tout ce qui de ses organes a pu se soustraire à la
maladie du cœur, l’a fait : c’est à la suite d’une grosse crise nouvelle,
le bénéfice qu’il tire de la campagne. Mais le mal, le terrible mal lui-même
semble s’installer irrémissiblement. Si l’on soulève la couverture, on voit un
ventre enflé à ne pouvoir le regarder !
Voilà. Je ne vous parle pas de ma
douleur ; de quelque côté que la mène ma pensée, cette douleur recule de
se voir pire ! Mais qu’importe souffrir, même comme cela :
l’horrible, c’est, toute abstraction faite de nous, le malheur en soi que ce
petit être ne soit plus, si pareil sort est le sien ! J’avoue là que je
faiblis et ne puis affronter cette idée.
Ma femme semble voir, dans l’état du mignon,
une maladie grave et c’est tout : il ne faut pas lui enlever le courage qu’elle
trouve, pour soigner son enfant, dans cette quiétude. Je garde donc seul ici le
coup de hache de l’arrêt du médecin.
Je viens à votre bonne lettre ; vous êtes
très amical toujours. Que faire ? Le livre sur l’or avec Rothschild a été
absurdement retardé, si bien que je me ronge à me demander comment je ferai
face à un malheur possible et peut-être prochain. J’aurais en mains le secours
de trois cents francs (somme qui me semble représenter celle qu’il me faudrait,
les choses se passant à la campagne) que force me serait de l’accepter. Mais il
ne viendra pas à temps ; et compromettrait alors inutilement
l’augmentation au lycée. Oui, cher ami, voyez, très discrètement, le proviseur,
en supposant qu’il soit à Paris.
Merci. Toutefois, s’il devait rester au lycée
quelques jours après la fin de ce mois, en septembre (ce que saurait dire le
concierge), peut-être vaudrait-il mieux, avant de faire la démarche, que je
vous visse. Je vais à Paris le dernier ou l’avant-dernier jour d’août, si je
puis m’absenter. Nous causerions. Merci de toute façon ; et agissez comme
bien vous paraîtra, cher ami.
Adieu, mes respects à votre bonne mère ;
ma femme embrasse votre femme et votre sœur. Serrez quelques mains d’amis pour
moi : il m’est trop dur d’écrire et de condamner moi-même mon pauvre
minet, en donnant de ses nouvelles, je ne peux pas. Je laisse écrire Geneviève,
qui est bien enfant et ne voit point ; excusez moi à ce propos près de
Madame de Banville qui a la bonté de se réjouir d’une amélioration annoncée.
Votre main
Stéphane Mallarmé
Jeudi 22 août 79
Mercredi [6 octobre 1879]
Mes chers amis,
Notre pauvre petit nous a quittés aujourd’hui à
trois heures, subitement, sans rien savoir. Je ne voulais pas, après la part
que vous avez prise au deuil que je porte en moi depuis longtemps, vous laisser
apprendre ceci par la lettre de faire part.
Stéphane Mallarmé
Mallarmé
et son travail
Samedi soir [avril 1879]
Cher ami,
Comme vous voulez bien rester au courant de ce
qui nous intéresse, la maisonnée et vous, je vous fais tenir la lettre que je
viens de recevoir de M. Seignobos [historien],
vous priant de me la rendre. Rien de mauvais en tout ceci. Zevort [directeur de l’enseignement secondaire],
après le quiproquo de l’autre fois, n’ayant pas voulu s’engager trop avant. C’est
déjà beaucoup pour lui que de ne pas refuser.
La porte me semble entrebaillée. Je crois qu’il
n’y a rien à faire momentanément. Le plan que je vais rappeler à l’excellent M.
Seignobos est de s’assurer de Ferry, à qui la proposition sera faite. Et si les
choses doivent s’arranger, je vous demanderai ainsi qu’à Graziani, cela en
temps opportun, de tenter que l’augmentation coure effectivement de la fin de l’été,
au lieu d’attendre novembre comme l’an dernier.
Au revoir ; que dites-vous de Morale et Patriotisme (c’est-à-dire ne
lisez que moi) dans le Voltaire ?
Mes affectueux respects à ces dames, toutes,
Votre
Stéphane Mallarmé
Paris, 87 rue de Rome
Mon cher Roujon,
Je suis heureux que Dauphin vous ait envoyé la
musique, qu’il avait, cet été, dédiée à notre petit chéri. Peut-être qu’un
moyen de le remercier, qu’il apprécierait certainement, serait de glisser au Voltaire ou dans un autre journal, une
note comme celle que publiait ce matin le Masque de Fer. Toujours est-il que je
lui transmettrai votre mot de contentement. Vous savez que cette petite
partition est exquise. Vraiment ! L’on parle quelque part de la Mythologie ;
Rothschild, que j’admire, est capable de tout.
Non, je n’ai point de besogne nouvelle, quoique
le devoir strict soit pour moi d’en quêter ; mais c’est si dur de se
condamner à la privation de travail vrai, surtout dans l’état de recueillement
naturel où je suis à présent, que je remets loin toutes démarches.. J’attends
plutôt que la crise politique soit passée, pour que quelqu’un régularise ma
position ordinaire.
La neige nous isole, je le comprends ;
même à travers les carreaux le froid aux doigts s’impose : aussi vite je
vous dis le bonjour.
Toutes mes amitiés à ces dames.
Bien à vous
Stéphane Mallarmé.
Mercredi 24 décembre 1879
Paris 87 rue de Rome
Mon cher ami,
Que devenez-vous ? Un peu de soleil qui
traversait mal les rideaux nous a fait croire à du beau temps pour l’arrière-saison :
l’été est-il fini ? Nous avons bien songé à vous, pendant que tombait la
pluie. Comme c’est pénible, n’avoir qu’un mois, tout mouillé, qu’on a rêvé
pendant l’année si différent ! Vous voilà presque à la moitié de vos
vacances, je ne devrais pas vous le dire. A Valvins nous vous ferons quelques
journées splendides. Nous parlons mardi soir et je reviens vendredi, les
quelques heures de la distribution des prix. Vous ignorez peut-être qu’on m’a
fait officier d’Académie. J’ai été colère toute une après-midi. Le proviseur
que j’ai été remercier m’a dit avoir demandé de lui-même que mon traitement fût
porté à cinq mille francs, et qu’on lui a accordé cette fin-de-non-recevoir
violette. Et dire que je pourrais faire plaisir à Villiers avec cela... J’aurais
voulu plus tard avoir traversé l’université en redingote noire, sans qu’il me
restât de palmes. Tant pis. Nous tâcherons alors de repasser cela à quelqu’un,
si ce n’est point un signe indélébile.
Une joie extraordinaire, par exemple, qui me
vient de vous celle-là c’est d’avoir assisté (à côté de Marras) à la
représentation d’Œdipe. Quel art magnifique ! Nous en causerons au bord de
l’eau. Excelsior de l’Eden dont je sors est une ineptie ; et on y a gâché
à l’avance quelques-uns des effets des fameux ballets futurs.
Puis, ne plus voir que les grands chênes,
pendant deux mois. Je suis bien à bout de moi, plus fatigué que jamais ;
mais si j’arrive à la semaine prochaine, je suis sauvé.
Ma femme ne tient plus debout, d’un long rhume ;
au fond elle n’est pas très fachée que je sois l’égal de Prunaire. Elle cesse
de douter de la justice des hommes. Cela n’a produit aucune impression sur
Geneviève. Je crains qu’elle ne lise trop de romans. Vous savez que je vais
encore vous dévaliser de quelques livres, et j’ai annoncé ma visite à votre
bonne maman. Au fond je ne songe qu’à travailler et n’emporte celle pâture qu’en
cas de grosse lassitude. Voilà beaucoup de bavardage, que vous changerez en un
baiser complet de toute la maison à Madeleine, battue des flots. Ces dames la
voient, dans l’eau, s’avancer, terreur des crabes.
Votre main, cher
Stéphane Mallarmé
Vendredi soir
Lettres
relatives à un dîner chez Hugo
Samedi matin
Mon cher ami,
E... s’est exécuté, mes griffes lui serrant par
trop la gorge, mais cela a été roide. Mille francs hier, cinquante en août :
et dire qu’une bonne partie a déjà filé, mais se changeant en paix pour nous !
Je pars demain matin pour Valvins et « prendrai le train » mardi.
Très bien, pour la tenue, l’habit ; mais l’heure, qui règle celle-ci mon
départ de là-bas, j’ai oublié de vous la demander ! Envoyez moi donc, cher
ami, un mot de réponse à ce sujet (c’est-à-dire l’heure à laquelle nous arrivons
chez le père Hugo ;) sur le dos d’une carte, cela me parviendra Lundi, au
plus tard mardi matin. Monsieur Mallarmé, à Valvins par Fontainebleau Seine et
Marne. Pressé.
Merci de tout.
Le temps à l’air de se faire bien mauvais.
Vous, qu’allez vous faire ? Rentrer au
ministère ; ou, peut-être vous promener un peu avec votre mignonne femme
au bois de Boulogne ? Comblez la de nos amitiés et dites lui notre regret
de ne pas l’avoir.
Votre main,
Stéphane Mallarmé.
Monsieur et illustre ami,
Vous ne m’avez pas répondu, au sujet de la
visite, avenue d’Eylau ? C’est une occasion, La Pitié Suprême s’y joignant, de voir le maître [Victor Hugo] ;
mais la date de l’anniversaire est-elle bien, le 26 février ? Puis, est-ce
la veille ou le jour qu’on y va, cérémonieusement ou point (car vous avez dû
être d’une de ces soirées déjà ?) etc...
Répondez moi un mot et je suis à votre
disposition.
Au revoir, cher ami, et la main.
Stéphane Mallarmé
Lundi
A
propos du décès de Berthe Morisot
Paris, lundi
Ami,
Nous sommes sous le coup d’un deuil cruel, à
côté de chez vous, 10 rue Weber, vient de mourir, après une courte maladie,
notre si chère amie, Madame Manet, Berthe Morisot. Nous la conduisons demain
mardi à 10 heures à St. Honoré d’Eylau et au cimetière de Passy. Sa discrétion
a voulu qu’aucune lettre de faire-part ne fût envoyée ; mais je ne peux
pas ne pas vous comprendre dans les très rares à qui j’écris, en souvenir de ce
que vous avez fait pour l’admirable artiste, quand vous mîtes une œuvre d’elle
dans un musée de l’État.
Aujourd’hui plus que jamais je vous dis merci
et vous presse dans notre affliction la main.
Votre
Stéphane Mallarmé
A
propos d’un tableau de Renoir et d’une visite à Giverny
Paris, jeudi
Cher ami,
J’ai voulu tout de suite vous écrire, vous
remercier au nom de Renoir, pour l’autorisation, je n’ai pu ; il en a usé,
fort discrètement, en mettant à part et sur un chevalet, dans une salle
spéciale, ce tableau l’un de ses parfaits. Je ne saurais assez moi et selon l’unanime
impression recueillie alentour, nous féliciter d’avoir, pour un musée choisi
cette toile définitive, si reposée et si libre, œuvre de maturité. Je la vois,
une fois l’embu passé et la peinture faite, après quelques mois, au Luxembourg comme
une fête, et tout à fait accessible aux visiteurs.
Cela, pour presser la main au directeur des
Beaux-Arts quand il a bien agi, ce qui me semble sa coutume.
Et je songe avec plaisir à la journée de
Giverny car Monet compte qu’on y passe la journée.
Votre
Stéphane Mallarmé
A
propos de la mort de la mère de Roujon, 1896
Mes amis
Avant d’aller, Mardi, vous embrasser et
accompagner la pauvre femme, tout de suite notre mot de douleur. La présence
noble et enjouée de votre chère mère, depuis que nous vous connaissons, dans l’intérieur
aimé qu’est le vôtre, fit d’elle, toujours une personne de notre famille ;
nous sentons ainsi votre deuil tout à fait.
L’admirable maman que fut Madame Roujon, a
accompagné assez loin vos destins, mon bon Henry, pour que du lit où sont
fermés ses yeux, elle préside encore à la vie de son fils. Vous pûtes être
fiers l’un de l’autre. Tout cela fait qu’elle est morte le moins que ce soit
possible ; le charme quotidien reste rompu.
Pleurez, ami, des larmes qui auront un jour
leur douceur.
Au revoir, tous deux, Madeleine, merci d’être
si affectueusement venue au devant de notre inquiétude par l’envoi de bulletins
et d’avoir tempéré notre regret de nous trouver autre part que près de vous.
Nous vous aimons bien.
Embrassez Jacques et Lili qui garderont un beau
souvenir, chers enfants.
Votre vieil ami.
Stéphane Mallarmé
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