Synopsis :
la correspondance d’un auteur qui favorisait tant l’impersonnalité, qu’elle fût
au sens ou au caractère typographique du signe, est révélatrice non seulement
des époques mais surtout de l’évolution intellectuelle au gré de celles-ci. Elle
dévoile donc l’échafaudage d’une pensée, des états d’esprit derrière le travail
poétique. Mais on y retrouve, surtout, la bataille incessante entre le langage
et les idées, ou les sensations, rythmée par des assimilations et des
disjonctions continuelles.
En maintenant
grossièrement la chronologie, nous tenterons ici de faire ressortir les étapes,
les allées et venues, et les crises qu’a subies le poète, en soulignant les
théories principales, au détriment de remarques mineures reportées en sixième
partie. Deux thèmes essentiels seront numérotés : [A.] pour les théories relatives aux mots et à l’œuvre d’art, [B.] pour celles relatives au Moi et à
l’Idée.
L’édition de référence est
celle de B. Marchal, collection Folio, 1995.
I. De
1862 à 1863, à Londres
L’auteur débarque en
littérature chargé d’idéalisme, mais aussi d’une conception, — qui sera sa
dernière, — sur l’Art, comme le montrent les extraits suivant :
[A.] D’ailleurs, le bonheur existe-t-il sur cette terre ?
Et faut-il le chercher, sérieusement,
autre part que dans le Rêve ? C’est le faux but de la vie ; le vrai,
est le Devoir. Le Devoir, qu’il s’appelle l’Art, la Lutte, ou comme on veut.
(avril 1863)
[B.] Il (Emmanuel des
Essarts) confond trop l’idéal avec le réel. La sottise d’un poète moderne a
été jusqu’à se désoler que l’ « Action ne fût pas la sœur du
Rêve » — Emmanuel est de ceux qui regrettent cela. Mon Dieu, s’il en était
autrement, si le Rêve était ainsi défloré et abaissé, où donc nous
sauverions-nous, nous autres malheureux que la terre dégoûte et qui n’avons que
le Rêve pour refuge. (juin 1863)
[A.] Henri, tu
le verras, il n’y de vrai, d’immuable, de grand, et de sacré que l’Art.
(juillet 1863)
II. De
1864 à 1866, au collège de Tournon
Après un séjour d’un an à
Londres, où il se marie, Mallarmé obtient le certificat d’aptitude pour
l’enseignement de l’anglais et est nommé à Tournon (Ardèche).
Dès lors, l’ennui commencera à le ronger —
« Nous vivons ici en ermites » (déc. 1863) ; « le spleen
m’a entièrement envahi » (mars 1864) ; « l’ennui est devenu chez
moi une maladie mentale » (avril 1864) — et la conscience de l’impuissance, avec l’Azur ; de ce poème apparaît
également le désir d’échapper au lyrisme expansif, désordonné, ainsi que, du
côté esthétique, celui de produire un effet :
L’effet produit, sans une dissonance, sans une fioriture,
même adorable, qui distraie, — voilà ce que je cherche. (janvier 1864)
« Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle
produit » (oct. 1864) reprend l’idée en insistant sur une langue nouvelle,
et sur les intentions derrière les mots.
Cet idéalisme devra hanter
notre auteur jusqu’à sa première crise, et en mai 1864 il écrit :
[B.] Après tout, tu (Cazalis)
sais que la seule occupation d’un homme qui se respecte est à mes yeux de
regarder l’azur en mourant de faim.
A la fin de l’année,
Mallarmé avouera que l’ennui encore le ronge ; malgré tout il multiplie
les efforts et débute son grand poème, Hérodiade,
en même temps que naît sa fille Geneviève.
Au début de l’année 1865,
concernant des articles de Taine, il reprochera le manque de réflexion, et semble inaugurer le trait
caractéristique de ses œuvres :
Je trouve que Taine ne voit que l’impression comme source
des œuvres d’Art, et pas assez la réflexion.
En 1866, Mallarmé, après un
séjour à Cannes, « devant cette mer bleue et divine, qui à nos pieds, et
se perd à l’infini ! » pâtit d’une crise intellectuelle qui jette à
terre et y foule son idéalisme, à force d’avoir travaillé avec acharnement sur
Hérodiade :
Malheureusement, en creusant le vers à ce point, j’ai
rencontré deux abîmes, qui me désespèrent. L’un est le Néant, auquel je suis
arrivé sans connaître le Bouddhisme, et je suis encore trop désolé pour pouvoir
croire même à ma poésie et me remettre au travail, que cette pensée écrasante
m’a fait abandonner. Oui, je le sais,
nous ne sommes que de vaines formes de la matière, — mais bien sublimes pour
avoir inventé Dieu et notre âme. Si sublimes, mon ami ! que je veux me
donner ce spectacle de la matière, ayant conscience d’elle, et, cependant,
s’élançant forcenément dans le Rêve qu’elle sait n’être pas, (...) et
proclamant, devant le Rien qui est la vérité, ces glorieux mensonges !
(...) Je chanterai en désespéré !
Si je vis assez longtemps ! Car l’autre vide que
j’ai trouvé, est celui de ma poitrine. Je ne vais vraiment pas bien, et ne puis
respirer longuement ni avec la volupté du bien-être.
(...)
(En parlant de la
Méditerranée) ...que ce ciel terrestre est divin.
Ce dernier oxymore est l’estropié qu’est devenu le pur
idéal.
En juillet 1866, il écrira
(pourtant) : « après avoir trouvé le Néant, j’ai trouvé le
Beau ». Il s’engage alors une bataille entre l’aspect sensible du
littéraire et celui intelligible, absent, faisant souvent corriger l’auteur son
texte : « *ciel » corrige « œuvre », « *de
moi-même » corrige « de mon œuvre ». La réponse au néant aura
été de concevoir que « tout homme a un Secret en lui, » et que « [B.] beaucoup meurent sans l’avoir
trouvé, et ne le trouveront pas parce que, morts, il n’existera plus, ni eux.
Je suis mort, et ressuscité avec la clef de pierreries de ma dernière Cassette
spirituelle. A moi maintenant de l’ouvrir en l’absence de toute impression
empruntée, et son mystère s’émanera en un fort beau *ciel. »
L’opposition est
claire : Mallarmé rejette tout idéalisme, et baudelairien, qui n’a son
principe en soi, et cela trois ans avant sa lecture de Descartes !
[B.] Je venais de jeter le plan de mon Œuvre entier, après
avoir trouvé la clef de moi-même, — clef de voûte, ou centre, si tu veux, pour
ne pas nous brouiller de métaphores, — centre *de moi-même, où je me tiens
comme une araignée sacrée, sur les principaux fils déjà sortis de mon esprit,
et à l’aide desquels je tisserai aux points
de rencontre de merveilleuses dentelles, que je devine, et qui existent
déjà dans le sein de la Beauté.
Il semble que J. Lacan, un
siècle plus tard, réponde à Mallarmé :
Tout cela, en effet, serait fort joli s’il était si
simple de penser le désir à partir du sujet, et que nous devions retrouver au
niveau du désir le mythe qui s’est développé au niveau de la connaissance, pour
en faire une sorte de vaste toile jetée sur le monde, tout entière tirée du
ventre de l’araignée-sujet. Ne serait-il pas plus simple que le sujet dise Je
désire ? Mais le dire n’est pas si simple. C’est beaucoup moins simple,
vous le savez de votre expérience, que je dire j’aime, océaniquement. (Le
transfert, 1961)
III. De
1866 à 1867, au lycée de Besançon
A la fin de l’année 1866,
Mallarmé écrit à François Coppée :
[A.] Dans le poëme, les mots — qui déjà sont assez eux pour ne
plus recevoir d’impression du dehors — se reflètent les uns sur les autres
jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n’être que les
transitions d’une gamme.
Aimant à comparer la
couleur propre d’un mot — une idée — aux « pierreries d’une mosaïque de
joyaux », Mallarmé étrenne une vision du langage bien différente de celle
qui l’a soumis aux Idées fixes (voir la lettre du 7 mars 1867, à J.-M. de
Heredia).
En mai 1867, il poursuit
les réflexions sur le Moi, mais la termine (voir cependant plus bas) en
précisant qu’au Moi personnel, mort à présent, succède l’impersonnalité du
poète, récusant maintenant l’idéalisme cartésien :
[A. ?]
Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée
s’est pensée, et est arrivée à une Conception
Pure [corrige « divine »]. Tout ce que, par contre-coup, mon être a
souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable,
mais heureusement, je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où
mon Esprit puisse s’aventurer est l’Eternité, mon Esprit, ce solitaire habituel
de sa propre Pureté, que n’obscurcit plus même le reflet du Temps.
Malheureusement, j’en suis arrivé là par une horrible
sensibilité, et il est temps que je l’enveloppe d’une indifférence extérieure,
qui remplacera pour moi la force perdue. J’en suis, après une synthèse suprême,
à cette lente acquisition de la force — incapable tu le vois de me distraire.
Mais combien plus je l’étais, il y a plusieurs mois, d’abord dans ma lutte
terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu. Mais
comme cette lutte s’était passée sur son aile osseuse, qui, par une agonie plus
vigoureuse que je ne l’eusse soupçonné chez lui, m’avait emporté dans des [ses]
Ténèbres, je tombai, victorieux, éperdument et infiniment — jusqu’à ce qu’enfin
je me sois revu un jour devant ma glace de Venise, tel que je m’étais oublié
plusieurs mois auparavant.
J’avoue, du reste, mais à toi seul, que j’ai encore
besoin, tant ont été grandes les avaries [sic]
de mon triomphe, de me regarder dans cette glace pour penser, et que si elle
n’était pas devant la table où je t’écris cette lettre, je redeviendrais le
Néant. C’est t’apprendre que suis suis maintenant impersonnel, et non plus
Stéphane que tu as connu, — mais une aptitude qu’a l’Univers Spirituel à se
voir et à se développer, à travers ce qui fut moi.
(...)
J’ai fait une assez longue descente au Néant pour pouvoir
parler avec certitude. Il n’y a que la Beauté ; — et elle n’a qu’une
expression parfaite, la Poësie.
On assiste à la fusion
d’un idéalisme spirituel, auquel le Sujet ne fait que participer, par sa
sensation des Particuliers mais effacé derrière le voile des signes (il ne
saurait que s’affirmer par les Idées, puisqu’il fonde la reconnaissance), avec ce
langage dont l’aspect sensible est premier ; et au seuil théorique et
historique de l’inconscient. Le même mois, il écrit à Lefébure :
Toute vérité acquise ne naissait que de la perte d’une
impression qui, ayant étincelé, s’était consumée et me permettait, grâce à ses
ténèbres dégagées, d’avancer plus profondément dans la sensation des Ténèbres
Absolues.
(...)
Toute naissance est une destruction, et toute vie d’un
moment, l’agonie dans laquelle on ressuscite ce qu’on a perdu, pour le voir. —
On l’ignorait avant.
Mallarmé ici, entres les
trois composantes de la chose, du signe et de l’idée (la linguistique de
Saussure les baptisera « référent, signifiant et signifié »)
tranchera le monde des sens d’avec celui des signes et des idées. Il préfigure
ainsi cette linguistique mais la dépasse de premier abord puisqu’il ne jugera
pas, comme Saussure, la parole et le signifié comme finalité sémiotique.
Mais dans une lettre à
Villiers de l’Isle-Adam de septembre 1867, Mallarmé précise :
[B.] Vous serez terrifié d’apprendre que je suis arrivé à
l’Idée de l’Univers par la seule sensation (et que, par exemple, pour garder
une notion ineffaçable du Néant pur, j’ai dû imposer à mon cerveau la sensation
du vide absolu). Le miroir qui m’a réfléchi l’Être a été le plus souvent
l’Horreur et vous devinez si j’expie cruellement ce diamant de Nuits innommées.
Il n’est pas certain
cependant que la sensation est ici la même que celle pour laquelle Rimbaud
préconise les dérèglements. Le chemin part donc d’une sensation — mais laquelle ?
— pour passer au néant et aboutir à l’œuvre pure.
IV. De
1867 à 1871, au lycée d’Avignon
Dans une lettre de mai
1868 (à rapprocher aux lettres de juillet 1866 et de mai 1867) :
[B.] Décidément, je redescends de l’Absolu.
(...)
Je redescends, dans mon moi, abandonné pendant deux ans.
Et en janvier et mai
1869 :
J’ai ressaisi une lueur de volonté.
Je suis toujours un peu dans l’Absolu.
En octobre :
...sensation immédiate et unique, sans la laisser se
réfléchir ni s’ordonner.
En 1870, l’auteur s’initie
à la linguistique, et écrit :
J’ai eu la bêtise d’aller droit à mon Idée et de me
priver de la séduction progressive de ses mirages.
En 1871, il
« redevient un littérateur pur et simple », abdiquant les grands
horizons plutôt mythologiques et philosophiques (le conte, la poésie, la
critique). En juillet de la même année naîtra Anatole, qui mourra huit ans plus
tard.
V. De
1871 à sa mort : Paris et Valvins
Fin 1871, sa famille
s’installe à Paris, où Mallarmé a obtenu un poste de professeur. Sa maturité
n’offre pour nous que peu de développement intellectuel par ses lettres. En
novembre 1885 cependant, il écrit à Verlaine son autobiographie.
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