A Henri Cazalis
6, Brompton Square. S W.
Lundi, 27 Avril 1863
Mon bon Henri,
J'avais depuis
bien longtemps une enveloppe où se pavanait ton nom d'une façon tentatrice.
J'eusse bien voulu, sans les tristes préoccupations qui sont le cortège de la
mort, t'annoncer autrement que par une banale circulaire notre grande douleur.
Certes, mon pauvre père se mourait depuis quatre ans, ou cinq, ― mais qu'il y a
loin d'un mort à un mourant !
Je suis resté
environ une quinzaine à Sens ― moins, peut-être. Puis j'ai été chercher Marie
en Belgique, et, après un pèlerinage à Anvers, nous revoici à Londres, le pays
des faux Rubens.
Dès que je
saurai comment m'y prendre, nous serons mariés. Position étrange, il ne nous
manque qu'une chose, ― c'est d'être instruits des formalités.
Le voilà donc
venu, mon bon Henri, ce jour que, dans ta fraternelle sollicitude, tu
redoutais. Oui, il est assez près pour que je voie clairement ce qu'il y a
derrière. Depuis deux mois, j'ai beaucoup plus vécu qu'autrefois, et peut-être
suis-je un peu plus mûr.
Voici la façon
dont je vois l'avenir.
Si j'épousais
Marie pour faire mon bonheur, je serais un fou. D'ailleurs, le bonheur
existe-t-il sur cette terre ? Et faut-il le chercher, sérieusement,
autre part que dans le Rêve ? C'est le faux but de la vie ; le vrai,
est le Devoir. Le Devoir, qu'il s'appelle l'Art, la Lutte, ou comme on veut.
Je ne me
dissimule pas que j'aurai affreusement à combattre parfois ― et de grands
désenchantements qui deviennent plus tard des tortures. Je ne me cache rien.
Seulement, je veux tout voir avec un regard ferme, et invoquer un peu cette
Volonté dont je n'ai jamais connu que le nom.
Non, j'épouse
Marie uniquement parce que je sais que sans moi elle ne pourrait pas vivre, et
que j'aurais empoisonné sa limpide existence. Si donc je souffre dans l'avenir,
toi, qui seul reçois ces épanchements profonds et intimes de mon cœur, ne me
dis pas, frère ― « Tu t'es trompé, en dépit de mes sages
exhortations. » mais bien : « Tu accomplis, en souffrant, le but
élevé que tu as assigné à ta vie. ― Courage, ne reste pas au-dessous. »
Mais je ne veux
pas te parler plus longtemps de ces tristes prévisions : je finirais par y
croire déjà.
Non, Henri, je
n'agis pas pour moi ― mais pour elle seulement. Toi seul au monde sauras que je
fais un sacrifice : aux yeux de mes autres amis, je ferai semblant de
croire que je cherche par cette union à échafauder mon bonheur, ― afin que
Marie grandisse à leurs yeux.
Brûle mes
lettres, toi seul verras jusqu'au fond de mon âme.
Mais je parle
toujours de moi. Parle-moi bien de toi, de toi seul, en revanche, et
longuement.
J'ai vu Ettie,
mon Henri, une fois quand j'ai été à Paris. J'ai parlé de toi beaucoup :
je lui disais que mon rêve était de revenir à Londres par Strasbourg. Et elle
m'a remercié avec ses yeux aimants d'autrefois de ce que je prononçais souvent
ton nom. Et ton pauvre cœur ? Comment va ta blessure ? Henri, te
guériras-tu jamais ? Dis-moi que non ― et ne spécule pas sur le Temps.
Il fait assez par lui-même, hélas ! Pauvre ami, sans espérance ! Tu
as de beaux souvenirs, il est vrai. Mais les souvenirs martyrisent.
Adieu, mon
Henri, ne nous oublions jamais. Nulle part. Il me semble que nous sommes si
loin l'un de l'autre maintenant ! Marie t'embrasse comme moi. Je
t'embrasse aussi,
STÉPHANE
A
Henri Cazalis
Tournon, 30 Décembre 1863
Mon bon Henri,
Je ne veux pas
laisser passer le nouvel an, sans te serrer la main. Pardonne à ma lettre son
absurdité qui te permettra de te consoler de sa brièveté. Je suis ahuri d'ennuyeux
travaux. A peine ai-je fini de clouer des rideaux qu'il me faut donner des
Notes, ― fantastiques, ― pour le Lycée qui me laisserait crever de faim,
griffonner une trentaine de lettres à des gens que j'ai depuis longtemps
négligés, et écrire, pêle-mêle, aux êtres chers.
Cesse d'être
inquiet, mon Henri. Je vais à merveille maintenant. Le temps est gris et
glacial, ici, cela seul me rend maussade. Tournon est sur la route de tous les
vents d'Europe : c'est un relais, et leur rendez-vous. Toute l'année, ils
s'engouffrent furieusement dans les montagnes resserrées. Parfois, l'azur est
æstival, et le vent soleil, tiède et vivifiant à travers les carreaux. Vous
sortez, pour vagabonder dans la campagne, mais le vent malin fait mine de vous
emporter à quelques lieues de là. Les bœufs sont tous décornés, et très peu de
maris ont encore leurs bois.
Hier, séduits
par cet été lointain, et qui n'est qu'au ciel, nous nous sommes promenés. Nous
étions glacés, outre que Marie, impuissante à lutter contre les bourrasques, se
cramponnait aux arbres des chemins.
Et personne à
voir ! Tu sais, du reste, que je suis difficile et que des gens
qu'Emmanuel trouve charmants, en province, me dégoûtent.
― Adieu, mon
bon Henri. Ah ! que nous aussi nous regrettons le temps perdu, vilain qui
nous as si peu vus ! Nous t'embrassons beaucoup, pour tes étrennes, et te
souhaitons peu de bonheur, ― Il faut être lâche pour être heureux, ― et
beaucoup de marrons glacés.
A bientôt une
lettre moins jourdelanesque, et qui soit digne de ta précédente, si
adorable !
Ton
STÉPHANE
Marie est devenue rose et grasse. Ne la vois plus jaune.
J'oubliais de
te parler des papiers de mariage. Mon grand-père est aux cents-coups. Que ne
m'as-tu écrit, dès que tu l'as reçu ? Je t'aurais envoyé des écus. Plus
tard, je n'en avais plus, moi-même. Sérieusement, cela est grave. Je te prie en
grâce, réponds-moi ""courrier par courrier"" ce qu'on te
demande, que je te l'envoie. Outre que mon grand-père ne nous considère pas
comme mariés tant que cela n'est pas finis ― ce qui est déplorable ― les
formalités vont devenir beaucoup plus nombreuses et difficiles, parce que le
délai des ""trois mois qui suivent la rentrée en France" est
expiré.
N'oublie pas
cela, je t'en prie.
Je t'embrasse
encore,
STÉPHANE
A Henri
Cazalis
[7 ? janvier 1864]
Mon bon Henri,
Je joins à mes
vers, et à la manière de s'en servir, un mot au sujet de ton étrange lettre, la
dernière. Quant à l'autre, la charmante, j'attends une heure lumineuse, la
semaine prochaine, pour y répondre.
Si, nous sommes
mariés. La preuve, c'est que l'enfant de chœur, qui avait six ans, a signé son
nom sur un grand registre à la chapelle, ─ et que nous nous aimons.
Mais si.
Parlons sérieusement. Le maire de Sens est un avocat, très-fort en droit. Mon
grand père a pris conseil de beaucoup d'avoués, ces gens ont tous récité la
même leçon. enfin le Consul français à Londres, qui se connaît en ces sortes
d'affaires, a assuré que la cérémonie qu'on m'impose suffit. Tranquillise-toi
donc, et pense que si jamais je mets un petit faune au monde, il sera légitime.
Va, de suite,
je t'en prie chez un traducteur. Je joins à cette lettre les cinq francs dont
tu me parles. Tu adresseras le tout à Madame Mallarmé, aux Gaillons, à Sens.
─ Emmanuel, qui
vient de m'écrire, me dit qu'il a passé plusieurs heures avec toi. Heureux
Emmanuel ! ─ J'ai pu lire, dans son mystérieux grimoire qui m'aveuglera un
jour, que tu lui avais lu des poèmes en prose merveilleux. J'ai trouvé
l'épithète insolemment inférieur au sujet. Est-ce Sperata[3] ? son enthousiasme alros ne
m'étonne ni ne me surprend. Est-ce une œuvre nouvelle ? Alors, je veux, entends-tu,
je veux que tu te couches à deux heures du matin, demain, et qu'après demain tu
me les aies tous copiés.
Marie dit que
tu es un villain de l'effrayer, car ta dernière lettre où tu parlais de notre
mariage qui ne serait que chimérique, l'a épouvantée.
─ Adieu, mon
Henri. Je t'embrasse de grand cœur, et Marie te bat.
Ton
STÉPHANE
─ Porte donc un
poème en Prose à la Revue nouvelle, ta voisine, (14, rue Jacob) ils
rentrent absolument dans son cadre. Elle concilie l'art et la poésie ─ même la
plus rêveuse et extra-terrestre.
SM
A
Eugène Lefébure
Samedi [18 février 1865]
et jours suivants.
Mon bon ami,
J'ai beaucoup pensé
à vous ces derniers jours, au lit, où me retenait une vilaine toux compliquée
d'un ennui vulgaire et sale. J'allais presque vous écrire quand j'ai reçu votre
lettre. Je commence par y répondre, afin de causer un peu, et de vous dire
enfin comme j'ai goûté vos vers.
Comment vous
avez eu une telle tristesse ? Votre femme avait-elle été imprudente,
s'était-elle fatiguée ? Un geste violent, un mouvement mal mené suffisent
parfois à occasionner de tels malheurs. Enfin, je vois que vous n'êtes plus
tourmenté, et que votre chère malade peut voyager de son lit à votre fauteuil,
je me rassure. Mais, cependant, agissez sagement afin d'éviter les suites...
Ici, à part
moi, tout le monde va bien. Ma Marie est toujours faible cependant, et, avec la
dureté allemande de sa tête, n'a pas consenti à garder le lit assez longtemps
après la naissance de Geneviève, ce dont elle se ressent par minutes. Ma
fille est un merveilleux poupon qui fait les délices des commères du
voisinage. Elle est fort intelligente et déclare, à grands cris, qu'elle ne
lira décidément par les deux Reines de Monsieur Legouvé.
― Les
Élévations me semblent détestables : la pensée, lâche, se distend en
lieux communs, et, quant à la forme, je vois des mots, des mots, mis souvent au
hasard, sinistre s'y pouvant remplacer par lugubre, et lugubre par tragique,
sans que le sens du vers change. On ne ressent à cette lecture aucune sensation
neuve. Le rythme est très-habilement manié, voilà ce qui rachète tant de
grisaille, et de bavardage, ― et encore ?
Vous me direz
que je maltraite un ami ? Non, des Essarts est un des rares êtres que
j'aime beaucoup, seulement, par un très grand malheur, je ne puis souffrir sa
poésie qui dément tout ce que je pense de cet Art.
Pour vous
remettre de ces pages écœurantes, je vous envoie un drame en prose pour lequel
le théâtre serait trop banal, mais qui vous apparaîtra dans toute sa divine
beauté, si vous le lisez sous la clarté solitaire de votre lampe, Elën,
par mon ami Villiers de l'Isle-Adam.
La conception
est aussi grandiose que l'eût rêvée Goethe ; c'est l'histoire éternelle de
l'Homme et de la Femme. Les personnages y sont incomparables, depuis Samuel
Wissler, ce grand philosophe qui se donne la peine d'avoir du génie quand il
parle, et n'est pas le grand homme de parade qu'on a inventé pour les drames,
jusqu'à cette fatale Elën ; et Tanuccio, perfide comme la lune Italienne,
et Madame de Walburg « l'obscure fierté de ses regards ne laisse jamais
transparaître la fête lugubre de son cœur » ― phrase étonnante ! et
cet amant humain, Andréas de Rosenthal !
Vous y
trouverez des scènes inouïes ; je n'en sais pas de plus belle que celle de
ce souvenir des heures d'amour approfondi par l'opium bu par mégarde, la
seconde de l'acte troisième. Et quant aux dernières heures elles égalent la
scène du cimetière d'Hamlet.
Je ne dis rien
du style. Vous ressentirez une sensation à chacun des mots, comme en lisant
Baudelaire. Il n'y a pas là une syllabe qui n'ait été pesée pendant une nuit de
rêverie. Depuis trois ans, du reste, Villiers préparait cette œuvre.
En un mot, la
pensée, le sentiment de l'Art, les désirs voluptueux de l'esprit (même le plus
blasé) ont là une fête magnifique. Dégustez goutte à goutte ce précieux flacon.
J'attends avec
une vraie impatience votre appréciation.
― Merci du
détail que vous me donnez, au sujet d'Hérodiade, mais je ne m'en sers
pas. La plus belle page de mon œuvre sera celle qui contiendra que ce nom divin
Hérodiade. Le peu d'inspiration que j'ai eu, je le dois à ce nom, et je crois
que si mon héroïne s'était appelée Salomé, j'eusse inventé ce mot sombre, et
rouge comme une grenade ouverte, Hérodiade. Du reste, je tiens à en faire un
être purement rêvé et absolument indépendant de l'histoire. Vous me comprenez.
Je n'invoque même pas tous les tableaux des élèves de Vinci et de tous les
florentins qui ont eu cette maîtresse et l'ont appelée comme moi.
Mais ferai-je
jamais ma tragédie, mon triste cerveau est incapable de toute application, et
ressemble aux ruisseaux balayés par les portières. Je suis un lâche, ou
peut-être un malheureux abruti et éteint, qui retrouve parfois une lueur, mais
ne sait resplendir pendant huit cents vers.
― Merci encore
pour vos articles de Taine. Je ne les ai pas lus. Ce que je reproche à Taine,
c'est de prétendre qu'un artiste n'est que l'homme porté à sa suprême
puissance, tandis que je crois, moi, qu'on peut parfaitement avoir un
tempérament humain très distinct du tempérament littéraire. Cela me fait porter
sur lui un jugement contraire au vôtre : je trouve que Taine ne voit que
l'impression comme source des œuvres d'art, et pas assez la réflexion. Devant
le papier, l'artiste se fait. Il ne croit pas par exemple qu'un écrivain
puisse entièrement changer sa manière, ce qui est faux, je l'ai observé sur
moi. Enfant, au collège, je faisais des narrations de vingt pages, et j'étais
renommé pour ne savoir pas m'arrêter. Or, depuis, n'ai-je pas au contraire
exagéré plutôt l'amour de la condensation ? J'avais une prolixité violente
et une enthousiaste diffusion, écrivant tout du premier jet, bien entendu, et
croyant à l'effusion, en style. Qu'y a-t-il de plus différent que l'écolier
d'alors, vrai et primesautier, avec le littérateur d'à présent, qui a horreur
d'une chose dire sans être arrangée ?
― Mais, parlons
de vous.
Quelles chères
heures j'ai passées hier vos vers en main, respirant ce parfum léger de rose un
peu fanée qu'ils émanent, sentant en moi le frisson des peupliers jaunes, et,
par instants, ces atroces blessures qui ressemblent aux soudaines épées cassées
que l'on q dans l'épine dorsale, et qui disparaissent avant que la rage soit
montée aux yeux. Par exemple ce dernier vers, de cette pièce inouïe « A ma
fenêtre »
Le désir irrité
se tord comme un serpent.
Cet autre :
Ô mon
Dieu ! la Mort m'entre au flanc....
Vous les connaissez.
Mes poèmes
chéris sont, avant tous : Les Paradis, AU BORD DE LA MER, Ciel
d'Hiver, L'AVENUE, « On célébrait des morts la messe révéréé.. »,
Les Marbres, Un Soir, A MA FENÊTRE, LA NOCE DES SERPENTS, KIEF,
VERE RUBENTE, LE RETOUR DE L'ENNEMI, Le Pingouin, « LE SOLEIL DISPARAÎT
DANS SON ROUGE BRASIER », l'Adieu.
Dieu, que vous
êtes mon frère ! Je crois que vous ressentirez une singulière sympathie
pour Villiers ; lui, Mendès et vous, parmi les jeunes poètes, composez ma
famille spirituelle.
― Maintenant un
reproche. L'Amour est trop le but de vos poèmes, et ce mot, très incolore,
revient souvent d'une façon un peu affadissante. S'il n'est pas relevé par un
condiment étrange, la lubricité, l'extase, la maladie, l'ascétisme, ce
sentiment, indéfini, ne me semble pas poétique. Pour moi, je ne pourrais
prononcer ce mot qu'en souriant, dans le vers. Peut-être est-ce une expression
usée ? Non, je crois que voici pourquoi : l'amour, simple, est un
sentiment trop naturel pour pouvoir procurer une sensation aux poètes blasés
qui lisent les vers ; et leur en parler est comme si vous vouliez faire
goûter l'eau profonde et fraîche d'une source aux palais, enflammés par l'eau
de vie et qu'une allumette incendierait, d'ivrognes anciens.
Je suis bien
cruel, mon bon ami, de vous dire cela près de votre « petit ange chinois »
qui m'arracherait bel et bien les yeux de ses ongles peints, s'il me lisait ―
mais ne m'en veuillez pas ; ce qui m'a surtout indisposé contre ce mot que
je ne dis et n'écris qu'avec une certaine impression désagréable, c'est la
sottise avec laquelle cinq ou six farceurs, et des Essarts a été du nombre, se
sont institués les prêtres de ce gros garçon, rouge et joufflu comme un fils de
boucher, qu'ils appellent Éros, se regardant avec l'extase du martyre chaque
fois qu'ils accomplissaient ses rites faciles, et montant sur les femmes qu'ils
avaient séduites comme sur des bûchers ! En un mot, disant que tout est
là, tandis qu'en vérité l'Amour n'est qu'un des mille sentiments qui assiègent
notre âme, et ne doit pas tenir plus de place que la peur, le remords, l'ennui,
la haine, la tristesse.
― Mais j'aurais
bien mieux fait de consacrer tout ce papier à l'analyse de la rare sensation
que me donnent vos vers que je crois avoir faits, tant ils me ressemblent.
Adieu, mon bon
ami ― tâchez de venir pour m'éviter le travail navrant d'aussi longues lettres,
car j'ai toujours tant à vous dire ! Soignez bien, en attendant, celle qui
me déchirerait de ses griffes carminées, et nous espérons que votre première
missive sera toute souriante de bonnes nouvelles. Ma femme lui presse les mains
de tout son cœur et Geneviève lui sourit, tout ce qu'elle sait faire. Pour moi
vous savez si et comme je vous aime.
Votre
STÉPHANE MALLARMÉ
― Faites-vous
toujours de l'Anglais ? ― Je croyais lord Chesterfield un parfait
gentleman seulement, mais creux comme un Massillon épistolaire. ― Je vous
renverrai vos vers, empaquetés, avec Taine, quand j'aurai copié les uns et lu
l'autre ― Je vous adresse, en attendant, le Voyage aux Pyrénées, très vivant,
Arnim que j'aime, et Schlemyl que je n'aime pas, à part l'ombre roulée... ―
Ne m'oubliez
pas auprès de votre pauvre grand-mère.
A
Frédéric Mistral
Dimanche, 31 Décembre 1865
Mon cher
Mistral,
Voici une
triste année pour moi, puisque je ne vous ai pas vu. Il en est toujours
ainsi : vous ayant connu, et sachant que vous habitez un des diamants de
la voie lactée, j'inventerais des ailes insensées pour vous y rejoindre :
quarante lieues nous séparent, et je ne trouve pas le moyen de vous presser la
main. Laissez-moi vous promettre, j'aime les vœux qui me lient, en commençant
cette nouvelle année, que nous nous rencontrerons, n'importe comment, n'importe
où. Cette heure sera divine pour moi, car, alors, j'aurai lu votre poème
splendide, (dont l'attente me désespère,) et, de mon côté, je vous offrirai
sans doute un des premiers exemplaires de l'Hérodiade, œuvre de mes
nuits ravies.
Vous aviez
raison, le spleen m'a presque déserté, et ma poésie s'est élevée sur ses
débris, enrichie de ses teintes cruelles et solitaires, mais lumineuse. L'Impuissance
est vaincue, et mon âme se meut avec liberté. Merci de votre amicale prophétie,
d'elle est née, sans doute, cette résurrection.
J'ai, de plus,
des heures terrestres qui sont charmantes, près de ma jolie Geneviève qui
marche seule, dans une maison penchée sur ce Rhône bien-aimé dont vous me
recommandiez il y a un an l'influence.
Mais qu'un jour
il me mène encore à Avignon, et je n'y serai pas longtemps sans aller à Maïanes
[sic] vous remercier de la sympathie inconnue qui nous mêle, ce bon
fleuve et moi. En effet, je ne fais plus un poème sans qu'il y coule une
rêverie aquatique.
J'oublie,
cependant, le sujet de ma lettre, qui est de vous dire mes vœux de belle et
heureuse année. Je ne les détaille pas, vous avez un cœur qui supplée à
l'absence des paroles ! Recevez-les donc.
d'un de vos meilleurs amis,
STÉPHANE MALLARMÉ
à Tournon.
A
Catulle Mendès
Tournon, Mardi soir
(20 mars 1866)
Mon cher
Catulle,
Vous êtes un
monstre de ne pas me répondre, et cependant je vous excuse en me rappelant
l'ambiguïté de la ligne que vous reçûtes. Je vous demandais une goutte d'encre,
deux traits de plume, ne serait-ce qu'un mot ! Vous avez dû comprendre que
je demandais si le Parnasse n'était qu'une parole, un rêve ; et
l'envoi des deux premiers numéros de ce recueil vous aura semblé une réponse
naturelle. Je dis des deux premiers feuillets, car on m'a été infidèle la
semaine dernière, et j'attends les deux autres ce matin.
Mais où
vais-je ? Je ne devais vous crayonner qu'une ligne, en costume de voyage
comme vous cet automne, avant de prendre le train de Nice où m'invite mon ami
Lefébure, épuisé que je suis, usé de travail malheureux et stérile. Je compte sur
une vraie résurrection, là-bas, au soleil pascal, parmi les lauriers
méditerranéens. Où vais-je encore ? .. Je ne puis vous parler, sans le
désir d'une longue causerie. — Vous aurez à mon retour une vraie lettre, à
laquelle vous répondrez n'est-ce pas. — Maintenant que cette promesse me
délivre, pour le moment, de toutes mes velléités exubérantes de confidences, je
viens au fait : Voici. Je suis à Cannes, (Villa Delamp, ancienne route de
Grasse, Var.) de Jeudi 29 Mars à Vendredi 6 Avril. Si la livraison, qui
contiendra mes vers devait paraître aux alentours de ces dates, je vous en
supplie, envoyez-moi les épreuves à Cannes, ou, ensuite (si c'est plus tard), à
Tournon, car j'ai beaucoup à réviser. S'il n'était pas très ambitieux de
vouloir remplir à soi seul une livraison, je vous demanderais de voir qu'il en
fût ainsi pour moi, (je l'aimerais infiniment,) afin d'offrir et garder
séparément ces quelques poèmes. — Au revoir, jusqu'à ma prochaine lettre
et donnez-moi quelquefois signe de vie.
Votre.
STÉPHANE MALLARMÉ.
Amitiés à tous mes amis. Mes respects à Monsieur et à Madame de Lisle. Ne m'oubliez pas près de de Banville.
A Mme Mallarmé
Cannes, Mercredi
11 heures du soir
[4 avril 1866]
Ma bonne
petite,
Je t'écris de mon lit, rentré à peine d'un voyage de trois jours à Nice et à Monaco. Je suis fatigué et si accablé de sommeil que tu ne me gronderas pas (petite grognon, qui me reproches de ne pas t'avoir écris assez tôt, comme si, en voyage, on était toujours devant une table chargée de plumes et de papier) tu ne m'en voudras pas, dis-je de ne t'écrire que deux lignes, d'autant mieux que je dois avant de fermer mes yeux, qui le sont à moitié déjà, griffonner un mot de réponse à Aubanel. Impossible demain, car nous partons pour les îles avec le lever du jour.
Je te
raconterai toutes mes heures à mon retour, je me contente donc de te dire que
l'excursion à Monaco a été délicieuse, que j'y ai gagné à la roulette quelques
sous avec lesquels je t'ai acheté une jolie petite... je ne dirai pas quoi,
laquelle surprise ira à merveille avec la robe que tu achèteras cet été.
Ma pauvre
enfant, tu me suis partout, et, sans cesse, je cherche dans le vide ta main
pour te montrer quelque beauté inattendue du paysage. Hélas ! pourquoi
n'est-ce que ton ombre qui me suit ? En attendant mes récits, et nos
baisers, ma Marie, ne t'ennuie pas trop cependant et embrasse bien le méchant
petit ange qui m'oublie. Ce que tu me dis de ses dents me peine, elle n'a donc
pas un instant de calme, et la pauvre mère est la victime.
Adieu, ma
mignonne. Je n'oublierai aucune de tes commissions près des Brunet, ni la note,
ni la toile, ni le Médecin que je verrai moi-même. Adresse-moi en tous cas
vingt francs chez Théodore Aubanel, place st Pierre. Ne m'envoie plus rien à
Cannes, que j'aurai quitté quand tu auras reçu cette lettre, Vendredi matin. Je
couche à Toulon. Je visite Marseille Samedi, et suis le soir à Avignon. J'y
reste le Dimanche et le Lundi, et je t'arriverai Mardi à une heure, pour ne pas
voyager la nuit précédente.
Adieu, je
t'embrasse mille fois, donne cinq cents de ces baisers à Geneviève : cela
passera un peu votre temps, mes chéries.
Votre
STÉPHANE.
= Lefébure joint à mes caresses ses meilleures amitiés, et embrasse Geneviève = Pourras-tu me lire ? la bougie est presqu'éteinte.
A Théodore Aubanel
Au collège de Tournon
Samedi matin
(28 juillet 1866).
Mon bon
Théodore,
Je n'ai pu
trouver encore une minute pour te dire le mot énigmatique de ma lettre, et je
n'aime pas rester un logogriphe pour mes amis tels que toi, bien que j'emploie
volontiers ce moyen de forcer les autres à penser à moi.
(Il paraît que
j'avais oublié d'éclairer la lanterne ? — celle où je me pendais autrefois !)
J'ai voulu te dire simplement que je venais de jeter le plan de mon Œuvre
entier, après avoir trouvé la clef de moi-même, — clef de voûte, ou centre, si
tu veux, pour ne pas nous brouiller de métaphores, — centre de moi-même, où je
me tiens comme une araignée sacrée, sur les principaux fils déjà sortis de mon
esprit, et à l'aide desquels je tisserai aux points de rencontre de
merveilleuses dentelles, que je devine, et qui existent déjà dans le sein de la
Beauté.
... Que je
prévois qu'il me faudra vingt ans pour les cinq livres dont se composera
l'Œuvre, et que j'attendrai, ne lisant qu'à mes amis comme toi, des fragments,
— et me moquant de la gloire comme d'une niaiserie usée. Qu'est une immortalité
relative, et se passant souvent dans l'esprit d'imbéciles, à côté de la joie de
contempler l'Éternité, et d'en jouir, vivant, en soi ?
Je te parlerai
de tout cela, et te montrerai quelques spécimens d'ébauches, si je puis aller à
Avignon, après avoir lu ton drame !
En attendant,
je t'aime de tout mon cœur ; Marie et moi, et Geneviève, aimons Madame
Aubanel, et embrassons Jean de la Croix. Quant à Grivolas, je ne l'embrasse
pas. Épouvante ce scélérat par le récit que tu lui feras de ses propres crimes,
et sois l'Incarnation de ses Remords.
Amitiés aux
Brunet.
Ton
STÉPHANE M.
Besançon,
le 20 Décembre 1866.
Rue de Poithune, 36.
Mon cher
Armand,
Je vous écris
tant de lettres imaginaires en me promenant, seul, ― je cause si souvent
mentalement avec vous dans ma chambre qu'emplit votre chère présence plus
encore que votre portrait, suspendu au mur, que non seulement je juge de la
dernière inutilité de vous écrire, mais même j'aurais peur, en mettant entre
nous la réalité de la poste et l'intervalle d'une lettre, de faire s'évanouir
votre fantôme. Toutefois, comme vous existez cependant, paraît-il, autre part,
et peut-être ne devinez pas mes attentions, je me décide à prendre un papier,
mais pas de plume ! D'autant mieux, cher ami, que j'ai à vous remercier de
tout mon cœur, vous êtes aussi de ceux sur lesquels l'absence n'a pas de prise,
je l'ai su par les recommandations que vous aviez eu la bonté de faire, en mon
nom, à un chef du Ministère de l'Instruction, de votre connaissance.
Je ne vous dis
pas combien nous en avons été touchés ― j'aime mieux, pour me confondre
davantage avec vous, vous écrire que cela m'a paru naturel !
Nous voici donc
à Besançon, je puis dire un peu grâce à vous. Le grand bénéfice jusqu'ici est
d'avoir quitté Tournon, car, monétairement, je suis à peu près dans les mêmes
conditions, et, quant au temps que je dois au Lycée, mes journées sont
déplorablement morcelées, même le Jeudi et le Dimanche. Enfin, j'essaierai, à
force de ruse, de remédier à tout cela, car j'ai besoin de longues heures de
rêverie, condition absolue de mon travail, et exigence en faveur de laquelle je
vous demande de ne pas considérer ce billet, écrit au milieu des tracas, de la
poussière, et de l'ineptie d'une installation, comme une vraie lettre. Je ne
me suis pas encore retrouvé spirituellement. ― Sous l'autre rapport, celui
de l'argent, mon déplacement m'a entièrement ruiné, et je voudrais bien que cet
ennui-là ne s'ajoutât pas, pour entraver mon travail de l'hiver, au précédent.
Je vous demanderai donc de vouloir bien prier Monsieur Lebourgeois, (à qui, du
reste, je compte écrire un mot de remercîment,) d'appuyer au ministère une
prière d'allocation de frais de voyage que j'envoie par voie administrative,
mais dont je joins à votre lettre un double que vous auriez l'amabilité de lui
remettre ― dans le cas, toutefois, où cela ne vous embarrasserait en rien,
cher ami !
La tête, plus
que le papier et le temps, me manque pour vous parler de notre Art. J'ai
infiniment travaillé cet été, à moi d'abord, en créant, par la plus belle
synthèse, un monde dont je suis le Dieu, ― et à un Œuvre qui en résultera, pur
et magnifique, je l'espère. Hérodiade, que je n'abandonne pas, mais à
l'exécution duquel j'accorde plus de temps, sera une des colonnes torses,
splendides et salomoniques, de ce Temple. Je m'assigne vingt ans, pour
l'achever, et le reste de ma vie sera voué à une Esthétique de la Poësie. Tout
est ébauché, je n'ai plus que la place de certains poëmes intérieurs à trouver,
ce qui est fatal et mathématique. Ma vie entière a son idée, et toutes
mes minutes y concourent. Je compte publier le tout d'un bloc, et ne détacher
des fragments, auparavant, que pour mes intimes amis, comme vous, mon cher
Armand ? Quand vous lirai-je les premiers ? (Je travaille, du reste,
à tous à la fois.) Ah ! si j'avais assez d'argent pour aller à Paris aux
prochaines vacances ! Que de bonnes heures nous passerions. Mais il faudra
bien que nous nous soyions, ― dussiez-vous aller en Suisse pour passer par
Besançon. Adieu, jusque-là, mon cher Armand, je vous souhaite une année de paix,
sinon de bonheur, et vous aime.
Votre
STÉPHANE MALLARMÉ
A
Eugène Lefébure
Besançon, Lundi 27 Mai 1867
Comment allez-vous ? Mélancolique cigogne des lacs, immobiles, votre âme ne se voit-elle pas apparaître, en leur miroir, avec trop d'ennui — qui, troublant de son confus crépuscule, le charme magique et pur, vous rappelle que c'est votre corps qui, sur une patte, l'autre repliée malade en vos plumes, se tient, abandonnée ? Revenu au sentiment de la réalité, écoutez la voix gutturale et amie d'un autre vieux plumage, héron et corbeau à la fois, qui s'abat près de vous. Pourvu que tout ce tableau ne disparaisse pas, pour vous, dans les frissons et les rides atroces de la souffrance ! Avant de nous laisser aller à notre murmure, vraie causerie d'oiseaux pareils aux roseaux, et mêlés à leur vague stupeur lorsque nous revenons de notre fixité sur l'étang du rêve à la vie — sur l'étang du rêve, où nous ne pêchons jamais que notre propre image, sans songer aux écailles d'argent des poissons ! — demandons-nous cependant comment nous y sommes, dans cette vie ! Je réitère donc ma première question, frère : « Comment êtes-vous ? Et de combien s'est avancée cette guérison ? »
Je vous
enverrai demain deux divins volumes de nouvelles de Madame Valmore :
« Huit Femmes. » Des femmes comme elle !
Le
« Parnassiculet » — affreux mot ! — est épuisé, mais je saurai
l'extraire, ainsi que le « Nain Jaune » (et vous les envoyer) de
l'effroi de des Essarts, qui doit en receler des amas mystérieux, dérobés par
lui à la postérité. Quant à mes lignes au crayon, elles sont bien faibles —
mais ma pensée est si nue encore et si horriblement sensible — que j'ai
peur d'y toucher. Mon cœur est près de vous, ce qu'il en reste ! — et
c'est si peu, que j'aime mieux vous le laisser en dépôt que de l'employer,
ayant peur de l'user : c'est donc mon bon vieux corps de chat qui se
caresse à votre fauteuil, espérant tirer de lui quelques étincelles. — Vous me
comprenez assez, ami, pour ne pas m'en demander davantage.
Je n'ai rien
recueilli non plus, digne de vous être redit, dans la revue que je fais le
Lundi des journaux et magazines — si ce n'est dans la Revue des deux mondes
du 15 Mai un article de Montégut dans les belles quatre ou cinq premières pages
duquel j'ai senti et vu avec émotion mon livre. Il parle du Poëte moderne, du
dernier, qui, au fond, « est un critique avant tout ».
C'est bien ce que j'observe sur moi — je n'ai créé mon Œuvre que par élimination,
et toute vérité acquise ne naissait que de la perte d'une impression qui, ayant
étincelé, s'était consumée et me permettait, grâce à ses ténèbres dégagées,
d'avancer plus profondément dans la sensation des Ténèbres Absolues. La Destruction
fut ma Béatrice.
Et si je parle
ainsi de moi, c'est qu'Hier j'ai fini la première ébauche de l'Œuvre,
parfaitement délimité, et impérissable si je ne péris pas. Je l'ai contemplé,
sans extase comme sans épouvante, et, fermant les yeux, j'ai trouvé que cela
était. La Vénus de Milo — que je me plais à attribuer à Phidias, tant le
nom de ce grand artiste est devenu générique pour moi ; La Joconde du
Vinci ; me semblent, et sont, les deux grandes scintillations de la
Beauté sur cette terre et cet Œuvre, tel qui l'est rêvé [sic], la
troisième. La Beauté complète et inconsciente, unique et immuable, ou la Vénus
de Phidias, la Beauté, ayant été mordue au cœur depuis le Christianisme, par la
Chimère, et douloureusement renaissant avec un sourire rempli de mystère, mais
de mystère forcé et qu'elle sent être la condition de son être. La
Beauté, enfin, ayant par la science de l'homme, retrouvé dans l'Univers entier ses
phases corrélatives, ayant eu le suprême mot d'elle, s'étant rappelé
l'horreur secrète qui la forçait à sourire du temps de Vinci, et à sourire
mystérieusement — souriant mystérieusement maintenant, mais de bonheur et avec
la quiétude éternelle de la Vénus de Milo retrouvée — ayant su l'idée du
mystère dont la Joconde ne savait que la sensation fatale.
— Mais je ne
m'enorgueillis pas, mon ami, de ce résultat, et m'attriste plutôt. Car tout
cela n'a pas été trouvé par le développement normal de mes facultés, mais par
la voie pécheresse et hâtive, satanique et facile de la Destruction de
moi, produisant non la force, mais une sensibilité, qui, fatalement, m'a
conduit là. Je n'ai, personnellement, aucun mérite ; et c'est même pour
éviter ce remords (d'avoir désobéi à la lenteur des lois naturelles) que j'aime
à me réfugier dans l'impersonnalité — qui me semble une consécration.
Toutefois, en me sondant, voici ce que je crois. « Je ne pense pas
que mon cerveau s'éteigne avant l'accomplissement de l'Œuvre, car, ayant eu la
force de concevoir, et ayant celle de recevoir maintenant la conception, (de la
comprendre), il est probable qu'il a celle de la réaliser. Mais c'est mon corps
qui est totalement épuisé. Après quelques jours de tension spirituelle
dans un appartement, je me congèle et me mire dans le diamant de cette glace, —
jusqu'à une agonie : puis, quand je veux me revivifier au soleil de la
terre, il me fond — il me montre la profonde désagrégation de mon être
physique, et je sens mon épuisement complet. Je crois, cependant encore, me
soutenant par la volonté, que si j'ai toutes les circonstances (et jusqu'ici je
n'en ai aucune) pour moi — c. à d. si elles n'existent plus, je finirai mon
œuvre. Il faut, avant tout, par une vie exceptionnelle de soins, empêcher la
débâcle ― qui commencera par la poitrine, infailliblement. Et jusqu'ici le
Lycée et l'absence du soleil ― (il me faudrait une chaleur continuelle), la
minent. J'ai parfois envie d'aller mendier en Afrique ! L'Œuvre fini, peu
m'importe de mourir ; au contraire, j'aurai besoin de tant de repos !
― Mais je cesse car ma lettre commence, mon âme épuisée, à tourner en doléances
charnelles ou sociales, ce qui est nauséabond. A Vendredi. Je vous aime,
Votre
STÉPHANE
— J'oubliais de vous dire que ce qui m'avait causé cette émotion dans l'article de Montégut, était le nom de Phidias au début, et une invocation au Vinci ― ces deux aïeux réunis de mon œuvre, avant de parler du Poëte moderne ! —
[Au crayon, sur d'autres feuillets :]
Comme, même à travers tous les obstacles, Circonstances et Bêtise, — circonstances, bêtise de la Vie, — l'Idée jaillit toujours avec son mot juste et fatal : la femme, ignoble, et vulgaire, trouve le summum de sa préoccupation dans ce qui l'abjection de l'état féminin, passif et malade, destruction passive comme activement elle l'est pour nous, ses règles — qu'elle appelle « affaires » ― comme l'homme, si noble quand il n'est qu'un exemplaire pur de la Vie, et si imbécile quand il la développe dans ses nécessités sociales ― trouve le summum de sa préoccupation en ces nécessités qu'il dénomine [sic] également « affaires ». Et l'un et l'autre s'affirment par ces misères, (qui seraient des grandeurs si elles étaient parvenues à leurs Beauté, — quand la Femme, devenue au lieu de Maladie la Destruction est courtisane, ou l'homme, devenu au lieu d'un cerveau un Esprit ―) ils s'affirment, les superbes, dis-je, par ces misères, et répondent avec cet air de Mystère ― qui n'a pu s'effacer même en ces tristesses, tant c'est la marque indélébile de Beauté ― même de la Beauté de la Bêtise — « J'ai mes affaires. » Signifiant tous deux deux choses si différentes d'aspect menteur, mais identiques au fond. Si je faisais une cantate, cela entrerait dans le Chœur, et se diviserait en strophes masculines, et féminines.
______
Puisque nous en
sommes à ces hauteurs, continuons à les explorer, puis nous aspirerons à en
descendre : voici ce que j'ai entendu dire ce matin à ma voisine ―
désignant du doigt la croisée qui fait vis-à-vis de l'autre côté de la
rue : « Tiens, Madame Renaudet a mangé des asperges, hier » ―
« À quoi vois-tu cela ? » — A son pot, qu'elle a mis hors
de la fenêtre. » ― Cela n'est-il pas toute la province, ― sa curiosité,
ses préoccupations, et cette science de voir des indices dans les choses les
plus nulles ― et lesquelles grand Dieu ! Dire que les hommes, en vivant
les uns sur les autres, en sont arrivés là ! ― Je ne demande pas la vie
sauvage, parce que nous serions obligés de faire nos chaussures et notre pain,
et que la société nous permet de confier ces soins à des esclaves que nous
salarions, mais je m'enivre de la solitude exceptionnelle, et, à moins d'être
deux frères comme nous, ou des cousins comme Catulle, Villiers, ou des pères,
comme nos maîtres dont nous somme bien les fils, — je rejetterai toujours toute
compagnie, pour promener mon symbole partout où je vais, et, dans une chambre
pleine de beaux meubles comme dans la nature, me sentir un diamant qui
réfléchit, mais n'est pas par lui-même ― ce à quoi on est toujours obligé de
revenir quand on accueille les hommes, ne serait-ce que pour se mettre sur sa
défensive.
______
Toute naissance
est une destruction, et toute vie d'un moment, l'agonie dans laquelle on
ressuscite ce qu'on a perdu, pour le voir. ― On l'ignorait avant.
______
Je n'admets
qu'une sorte de femmes grasses : certaines courtisanes blondes, au soleil,
dans une robe noire principalement, ― qui semblent reluire de toute la vie
qu'elles ont prise à l'homme, donnent bien l'impression qu'elles se sont
engraissées de notre sang, et, ainsi, sont dans leur vrai jour, une heureuse et
calme Destruction : ― de belles personnifications. Autrement, il faut que
la femme soit maigre et mince comme un serpent libertin, dans ses toilettes.
______
Je crois que
pour être bien l'homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps
― ce qui donne une pensée pleine et à l'unisson comme ces cordes du violon
vibrant immédiatement avec sa boîte de bois creux. Les pensées partant du seul
cerveau (dont j'ai tant abusé l'été dernier et une partie de cet hiver) me font
maintenant l'effet d'airs joués sur la partie aiguë de la chanterelle dont le
son ne réconforte pas dans la boîte, ― qui passent et s'en vont sans se créer,
sans laisser de traces d'elles. En effet, je ne me rappelle plus aucune de ces idées
subites de l'an dernier. ― Me sentant un extrême mal au cerveau le jour de
Pâques, à force de travailler du seul cerveau (excité par le café, car il ne
peut commencer, et, quant à mes nerfs, ils étaient trop fatigués sans doute
pour recevoir une impression du dehors) ― j'essayai de ne plus penser de la tête,
et, par un effort désespéré, je roidis tous mes nerfs (du pectus) de façon à
produire une vibration, (en gardant la pensée à laquelle je travaillais alors
qui devint le sujet de cette vibration, ou une impression), — et j'ébauchai
tout un poëme longtemps rêvé, de cette façon. Depuis, je me suis dit, aux
heures de synthèse nécessaire, « Je vais travailler du cœur » et je
sens mon cœur (sans doute que toute ma vie s'y porte) ; et, le reste de
mon corps oublié, sauf la main qui écrit et ce cœur qui vit, mon ébauche se
fait ― se fait. Je suis véritablement décomposé, et dire qu'il faut cela pour
avoir une vue très-une de l'Univers ! Autrement, on ne sent d'autre unité
que celle de sa vie. Il y a dans un musée de Londres « la valeur d'un
homme » : une longue boîte-cercueil, avec de nombreux casiers, où
sont de l'amidon — du phosphore — de la farine — des bouteilles d'eau, d'alcool
— et de grands morceaux de gélatine fabriquée. Je suis un homme semblable.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson.
Jusqu'ici le grillon m'avait étonné, il me semblait maigre comme introduction au vers magnifique et large comme l'antiquité :
Cybèle qui les aime, augmente ses verdures.
Je ne connaissais que le grillon anglais, doux et caricaturiste : hier seulement parmi les jeunes blés j'ai entendu cette voix sacrée de la terre ingénue, moins décomposée déjà que celle de l'oiseau, fils des arbres parmi de la nuit solaire, et qui a quelque chose des étoiles et de la lune, et un peu de mort ; — mais combien plus une surtout que celle d'une femme, qui marchait et chantait devant moi, et dont la voix semblait transparente de mille morts dans lesquelles elle vibrait — et pénétrée de Néant ! Tout le bonheur qu'a la terre de ne pas être décomposée en matière et en esprit était dans ce son unique du grillon ! ―
A
Verlaine
Paris, lundi 16 novembre 1885.
Mon cher
Verlaine,
Je suis en
retard avec vous, parce que j’ai recherché ce que j’avais prêté, un peu de côté
et d’autre, au diable, de l’œuvre inédite de Villiers. Ci-joint le presque rien
que je possède.
Mais des
renseignements précis sur ce cher et vieux fugace, je n’en ai pas : son
adresse même, je l’ignore ; nos deux mains se retrouvent l’une dans
l’autre, comme desserrées de la veille, au détour d’une rue, tous les ans,
parce qu’il existe un Dieu. À part cela, il serait exact aux rendez-vous et, le
jour où, pour les Hommes d’Aujourd’hui, aussi bien que pour les Poètes
Maudits, vous voudrez, allant mieux, le rencontrer chez Vanier, avec qui il
va être en affaires pour la publication d’Axël, nul doute, je le
connais, aucun doute, qu’il ne soit là à l’heure dite. Littérairement, personne
de plus ponctuel que lui : c’est donc à Vanier à obtenir d’abord son
adresse, de M. Darzens qui l’a jusqu’ici représenté près de cet éditeur
gracieux.
Si rien de tout
cela n’aboutissait, un jour, un mercredi notamment, j’irais vous trouver à la
tombée de la nuit ; et, en causant, il nous viendrait à l’un comme à
l’autre, des détails biographiques qui m’échappent aujourd’hui ; pas
l’état civil, par exemple, dates, etc., que seul connaît l’homme en cause.
Je passe à moi.
Oui, né à
Paris, le 18 mars 1842, dans la rue appelée aujourd’hui passage Laferrière. Mes
familles paternelle et maternelle présentaient, depuis la Révolution, une suite
ininterrompue de fonctionnaires dans l’Administration de
l’Enregistrement ; et bien qu’ils y eussent occupé presque toujours de
hauts emplois, j’ai esquivé cette carrière à laquelle on me destina dès les
langes. Je retrouve trace du goût de tenir une plume, pour autre chose
qu’enregistrer des actes, chez plusieurs de mes ascendants : l’un, avant
la création de l’Enregistrement sans doute, fut syndic des Libraires sous Louis
XVI, et son nom m’est apparu au bas du Privilège du roi placé en tête de
l’édition originelle française du Vathek de Beckford que j’ai réimprimé.
Un autre écrivait des vers badins dans les Almanachs des Muses et les Étrennes
aux Dames. J’ai connu enfant, dans le vieil intérieur de bourgeoisie parisienne
familial, M. Magnien, un arrière-petit-cousin, qui avait publié un volume
romantique à toute crinière appelé Ange ou Démon, lequel reparaît
quelquefois coté cher dans les catalogues de bouquinistes que je reçois.
Je disais
famille parisienne, tout à l’heure, parce qu’on a toujours habité Paris ;
mais les origines sont bourguignonnes, lorraines aussi et même hollandaises.
J’ai perdu tout
enfant, à sept ans, ma mère, adoré d’une grand’mère qui m’éleva d’abord ;
puis j’ai traversé bien des pensions et lycées, d’âme lamartinienne avec un
secret désir de remplacer, un jour, Béranger, parce que je l’avais rencontré
dans une maison amie. Il paraît que c’était trop compliqué pour être mis à
exécution, mais j’ai longtemps essayé dans cent petits cahiers de vers qui
m’ont toujours été confisqués, si j’ai bonne mémoire.
Il n’y avait
pas, vous le savez, pour un poète à vivre de son art même en l’abaissant de
plusieurs crans, quand je suis entré dans la vie ; et je ne l’ai jamais
regretté. Ayant appris l’anglais simplement pour mieux lire Poe, je suis parti
à vingt ans en Angleterre, afin de fuir, principalement ; mais aussi pour
parler la langue, et l’enseigner dans un coin, tranquille et sans autre
gagne-pain obligé : je m’étais marié et cela pressait.
Aujourd’hui,
voilà plus de vingt ans et malgré la perte de tant d’heures, je crois, avec
tristesse, que j’ai bien fait. C’est que, à part les morceaux de prose et les
vers de ma jeunesse et la suite, qui y faisait écho, publiée un peu partout,
chaque fois que paraissaient les premiers numéros d’une Revue Littéraire, j’ai
toujours rêvé et tenté autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y
sacrifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son
mobilier et les poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre.
Quoi ? c’est difficile à dire : un livre, tout bonnement, en maints
tomes, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un
recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses… J’irai plus
loin, je dirai : le Livre, persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un, tenté à
son insu par quiconque a écrit, même les Génies. L’explication orphique de la
Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par
excellence : car le rythme même du livre, alors impersonnel et vivant,
jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode.
Voilà l’aveu de
mon vice, mis à nu, cher ami, que mille fois j’ai rejeté, l’esprit meurtri ou
las, mais cela me possède et je réussirai peut-être ; non pas à faire cet
ouvrage dans son ensemble (il faudrait être je ne sais qui pour cela !)
mais à en montrer un fragment d’exécuté, à en faire scintiller par une place
l’authenticité glorieuse, en indiquant le reste tout entier auquel ne suffit
pas une vie. Prouver par les portions faites que ce livre existe, et que j’ai
connu ce que je n’aurai pu accomplir.
Rien de si
simple alors que je n’aie pas eu hâte de recueillir les mille bribes connues,
qui m’ont, de temps à autre, attiré la bienveillance de charmants et excellents
esprits, vous le premier ! Tout cela n’avait d’autre valeur momentanée
pour moi que de m’entretenir la main : et quelque réussi que puisse être
quelquefois un des morceaux ; à eux tous c’est bien juste s’ils composent
un album, mais pas un livre. Il est possible cependant que l’Éditeur Vanier
m’arrache ces lambeaux mais je ne les collerai sur des pages que comme on fait
une collection de chiffons d’étoffes séculaires ou précieuses. Avec ce mot condamnatoire
d’Album, dans le titre, Album de vers et de prose, je ne sais
pas ; et cela contiendra plusieurs séries, pourra même aller indéfiniment,
(à côté de mon travail personnel qui je crois, sera anonyme, le Texte y parlant
de lui-même et sans voix d’auteur).
Ces vers, ces
poèmes en prose, outre les Revues Littéraires, on peut les trouver, ou pas,
dans les Publications de Luxe, épuisées, comme le Vathek, Le Corbeau,
Le Faune.
J’ai dû faire,
dans des moments de gêne ou pour acheter de ruineux canots, des besognes
propres et voilà tout (Dieux Antiques, Mots Anglais) dont il sied
de ne pas parler : mais à part cela, les concessions aux nécessités comme
aux plaisirs n’ont pas été fréquentes. Si à un moment, pourtant, désespérant du
despotique bouquin lâché de Moi-même, j’ai après quelques articles colportés
d’ici et de là, tenté de rédiger tout seul, toilettes, bijoux, mobilier, et
jusqu’aux théâtres et aux menus de dîner, un journal, La Dernière Mode,
dont les huit ou dix numéros parus servent encore quand je les dévêts de leur
poussière à me faire longtemps rêver.
Au fond je
considère l’époque contemporaine comme un interrègne pour le poète, qui n’a
point à s’y mêler : elle est trop en désuétude et en effervescence
préparatoire, pour qu’il ait autre chose à faire qu’à travailler avec mystère
en vue de plus tard ou de jamais et de temps en temps à envoyer aux vivants sa
carte de visite, stances ou sonnet, pour n’être point lapidé d’eux, s’ils le
soupçonnaient de savoir qu’ils n’ont pas lieu.
La solitude
accompagne nécessairement cette espèce d’attitude ; et, à part mon chemin
de la maison (c’est 89, maintenant, rue de Rome) aux divers endroits où j’ai dû
la dîme de mes minutes, lycées Condorcet, Janson de Sailly enfin Collège
Rollin, je vague peu, préférant à tout, dans un appartement défendu par la
famille, le séjour parmi quelques meubles anciens et chers, et la feuille de
papier souvent blanche. Mes grandes amitiés ont été celles de Villiers, de
Mendès et j’ai, dix ans, vu tous les jours mon cher Manet, dont l’absence
aujourd’hui me paraît invraisemblable ! Vos Poètes Maudits, cher
Verlaine, À Rebours d’Huysmans, ont intéressé à mes Mardis longtemps
vacants les jeunes poètes qui nous aiment (mallarmistes à part) et on a cru à
quelque influence tentée par moi, là où il n’y a eu que des rencontres. Très
affiné, j’ai été dix ans d’avance du côté où de jeunes esprits pareils devaient
tourner aujourd’hui.
Voilà toute ma
vie dénuée d’anecdotes, à l’envers de ce qu’ont depuis si longtemps ressassé
les grands journaux, où j’ai toujours passé pour très-étrange : je scrute
et ne vois rien d’autre, les ennuis quotidiens, les joies, les deuils
d’intérieur exceptés. Quelques apparitions partout où l’on monte un ballet, où
l’on joue de l’orgue, mes deux passions d’art presque contradictoires, mais
dont le sens éclatera et c’est tout. J’oubliais mes fugues, aussitôt que pris
de trop de fatigue d’esprit, sur le bord de la Seine et de la forêt de
Fontainebleau, en un lieu le même depuis des années : là je m’apparais
tout différent, épris de la seule navigation fluviale. J’honore la rivière, qui
laisse s’engouffrer dans son eau des journées entières sans qu’on ait
l’impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. Simple promeneur en
yoles d’acajou, mais voilier avec furie, très-fier de sa flottille.
Au revoir, cher
ami. Vous lirez tout ceci, noté au crayon pour laisser l’air d’une de ces
bonnes conversations d’amis à l’écart et sans éclat de voix, vous le parcourrez
du bout des regards et y trouverez, disséminés, les quelques détails
biographiques à choisir qu’on a besoin d’avoir quelque part vus véridiques. Que
je suis peiné de vous savoir malade, et de rhumatismes ! Je connais cela.
N’usez que rarement du salicylate, et pris des mains d’un bon médecin, la
question dose étant très-importante. J’ai eu autrefois une fatigue et comme une
lacune d’esprit, après cette drogue ; et je lui attribue mes insomnies.
Mais j’irai vous voir un jour et vous dire cela, en vous apportant un sonnet et
une page de prose que je vais confectionner ces temps, à votre intention,
quelque chose qui aille là où vous le mettrez. Vous pouvez commencer, sans ces
deux bibelots. Au revoir, cher Verlaine. Votre main
STÉPHANE
MALLARMÉ
Le paquet de
Villiers est chez le concierge : il va sans dire que j’y tiens comme à mes
prunelles ! C’est là ce qui ne se trouve plus : quant au Contes
Cruels, Vanier vous les aura, Axël se publie dans La Jeune France
et l’Ève future dans laVie Moderne.
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